ROLE DES EAUX GLACIAIRES

DANS LE FACONNEMENT DES VALLEES EN AUGE
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Les vallées glaciaires présentent souvent une section en auge, qui, si elle n'est pas de règle générale, se rencontre fréquemment dans les roches dures et homogènes. Par ailleurs, dans de nombreux cas, on remarque souvent la présence, au dessus des rebords d'auge, d'épaulements aux pentes plus douces, avant l'envolée terminale des pentes vers les sommets qui bordent la vallée.

En règle générale, on constate que les rebords d'auge se situent 100 à 150 m plus bas que l'altitude maximum atteinte par le glacier et les sommets d'épaulement quelques dizaines de mètres en dessous de ce niveau.


Comment les actions érosives glaciaires aboutissent-elles à la formation d'un relief aussi caractéristique, qui ne se rencontre pas dans les vallées fluviales ?

Avant d'étudier les différentes modalités de l'érosion par la glace, signalons que les épaulements portent de nombreuses formes glaciaires (dépôts, sillons vallonnés ou rocheux, stries) alors que, au-dessus d'eux, la pente, plus soutenue, ne montre plus de modelé glaciaire.

EROSION PAR LA GLACE

La glace agit principalement :

Par effet ventouse, qui arrache les blocs des parois au-dessus de la rimaye. Mais il s'agit là d'un effet périglaciaire qui s'exerce en dehors du corps du glacier lui-même et ne participe pas au façonnement de la vallée.
En dépit de son nom quelque peu ..... rébarbatif, c'est cet effet ventouse qui a forgé les plus beaux paysages de nos Alpes, par exemple les Aiguilles du Diable de Chamonix.


Par poussée, qui entraîne la fracturation et l'arrachement des reliefs en saillie sur le lit, donnant ainsi naissance à des abrupts d'arrachement.
Toutefois, cet effet de poussée ne saurait s'exercer sur une paroi lisse et il ne peut être tenu pour seul responsable de l'approfondissement d'une auge.


Par abrasion, qui donne naissance à des roches moutonnées .....
...... et par polissage, qui engendre des polis glaciaires


Dans ces effets d'abrasion et de polissage, ce sont, plus que la glace elle-même, les éléments rocheux que celle-ci transporte qui usent le rocher à la manière - entend-t-on dire couramment - d'une meule.

Mais il ne faut pas oublier que la glace, au contraire du liant d'une meule, est malléable sous pression et que toute force exercée sur un élément rocheux inclus dans la glace a tendance à le faire pénétrer dans celle-ci si la pression dépasse 2 bars.

Seuls, donc, les blocs de dimensions importantes seront susceptibles d'exercer un effort suffisant pour user la roche en place. Or ces blocs de grandes dimensions sont relativement rares sur le fond de l'auge comme le montrent de nombreuses observations dont les plus anciennes remontent à Joseph Vallot en 1897.

L'intensité de l'abrasion par la glace n'a d'ailleurs fait l'objet que de mesures très parcellaires et il n'est pas démontré que cette action soit suffisamment intense pour creuser une vallée, encore moins pour lui donner une section en auge.

Rejoignant une opinion assez répandue, nous pensons donc que l'action de la glace ne peut, à elle seule, expliquer toutes les particularités du relief des vallées glaciaires.

Quel est donc l'agent ou les agents d'érosion responsables de cette forme originale ?

Les eaux glaciaires nous paraissent ici jouer un rôle important, quoique souvent méconnu.

LES EAUX GLACIAIRES

Elles sont constituées par l'ensemble des flux suivants :

- les eaux de fonte de surface, les plus importantes (jusqu'à 10 m de hauteur d'eau par an, en fonction de l'altitude, dans nos glaciers alpins)
- les eaux des versants : sources, fonte des glaciers affluents non coalescents, fonte des névés
- les eaux météoriques (pluie et neige)
- enfin les eaux de fonte dues au mouvement du glacier et au flux géothermique.

Le pouvoir érosif de ces eaux glaciaires est très important.
Elles agissent par :
- érosion mécanique, grâce aux éléments solides qu'elles transportent. Ici, contrairement à ce qui passe dans le cas de la glace, tous les solides transportés jouent un rôle, depuis les galets jusqu'aux sables - souvent quartzeux et toujours à arêtes vives - et à la farine glaciaire.
- érosion hydraulique, en particulier la cavitation, très destructrice et qui apparaît aux grandes vitesses. Or Robert Vivian cite des vitesses atteignant 50 m par seconde.


Les eaux agissent également par pression différentielle.....
..... qui tend à ouvrir les fissures des rochers, contribuant ainsi à la création d'abrupts d'arrachement.

- érosion chimique. Ces eaux sont acides (du fait du dioxyde de carbone dissous) et agressives vis-à-vis des roches calcaires mais également des roches cristallines.

Les effets de ces trois modes d'érosion sont encore amplifiés par le fait qu'ils travaillent en synergie.
Ces effets érosifs sont bien connus des turbiniers et les eaux glaciaires ne peuvent être économiquement utilisées qu'après décantation dans un lac.



CIRCULATION DES EAUX GLACIAIRES

Nous sommes assez bien renseignés sur leur parcours près de la surface.

En particulier, les explorations de Louis Reynaud à la Mer de Glace et au glacier d'Argentière ont montré que, par un réseau de bédières et de moulins, elles rejoignent les rives, à une profondeur de l'ordre de 100 à 150 m.


Mais que se passe-t-il plus profondément ? Certains évoquent une nappe phréatique du type karstique, variable dans le temps et discontinue dans les trois dimensions, dont la profondeur varie, selon les auteurs, de 100 m jusqu'à 50 % de l'épaisseur du glacier.
Louis Reynaud fait, lui, appel aux propriétés physiques de la glace, qui devient très déformable en dessous de 100 à 150 m sous la surface, rendant le glacier imperméable plus bas.

Sur le fond d'auge, ce sont les forages et les observations effectuées à partir des galeries de captage des eaux sous glaciaires qui ont permis de préciser leur parcours.

C'est ainsi qu'au glacier d'Argentière on a constaté que les eaux coulent simultanément dans plusieurs chenaux dont la position varie dans le temps au fur et à mesure de l'avancement du glacier.
Ceci a nécessité le forage, à partir de la galerie transversale creusée dans le bedrock, de plus de 20 sorties à la glace, et l'équipement en captage de 6 à 8 d'entre elles.

La même constatation a été faite à la Mer de Glace.


Il est du plus grand intérêt de noter que, dans le cas de ces deux glaciers, l'écoulement sous-glaciaire est subdivisé en plusieurs torrents qui empruntent, simultanément ou à tour de rôle, divers tunnels et non cantonné à un seul " canyon " sous glaciaire.
On notera toutefois que ces observations ont été faites sous une épaisseur de glace ne dépassant par 300 m, c'est-à-dire nettement inférieure à celle des grands glaciers quaternaires.


L'examen des formes d'érosion que présente le fond de l'auge sur le front de glaciers actuels ou celui de glaciers quaternaires disparus corrobore ces observations.

Voici, par exemple, des formes d'érosion (N channels, pour Nye channels) au front d'un glacier suisse...
... et d'autres photographiées sur les délaissés d'un glacier quaternaire en Écosse.
Sur l'un comme sur l'autre cliché, on remarquera la présence d'abrupts d'arrachement.
« L'origine de ces rainures visibles sur l'île Kelley a été débattue depuis plus d'un siècle. Sont-elles dues à la glace ou à des courants d'eau sous-glaciaires ?
Noter que les formes courbes suggèrent un écoulement fluide.
Vue prise dans le sens de l'écoulement du glacier». (Commentaire de l'auteur de la photo)

Photo prise sur le site remarquable de l'Université de Cincinnati. http://tvl1.geo.uc.edu/ice/Glacier.html


Nous pouvons donc, à présent, tracer le schéma suivant, qui résume les connaissances actuelles sur la circulation des eaux intraglaciaire.



Mais que se passe-t-il à l'intérieur du glacier, entre le moment où les eaux disparaissent dans les profondeurs et celui où elles réapparaissent sur le fond, c'est-à-dire entre les points d'interrogation de la figure ?


UNE HYPOTHESE DE CIRCULATION DES EAUX A L'INTERIEUR DU GLACIER

Nous avons vu que, sur le fond d'auge, lorsque, à proximité du front du glacier, l'épaisseur devient suffisamment faible, le contact de la glace avec le bedrock n'est pas absolument étanche et qu'il existe de nombreux chenaux dont la position change sans cesse.
Plus à l'amont, sous une épaisseur de glace plus importante, l'existence de tels chenaux doit résulter d'une lutte incessante entre l'érosion par les eaux et la plasticité de la glace, qui augmente avec cette épaisseur et qui tend à les refermer.
On peut supposer qu'il en est de même sur les flancs de la vallée. Là, les irrégularités des parois entraînent, lors de l'avancement du glacier, la création de conduits, tantôt horizontaux, tantôt subverticaux, que l'on pourrait alors appeler des " moulins de rive " et qui permettent aux écoulements de surface de rejoindre ceux du fond en profitant de ces "points faibles" dans l'imperméabilité du glacier.
L'emplacement de ces moulins de rive varie sans cesse avec l'avancement du glacier ainsi qu'avec les stades de la glaciation et il en était de même lors de chacune des glaciations précédentes.

On aboutit donc au schéma suivant, dans lequel les eaux de surface, après avoir gagné le fond d'auge par les moulins de rive, circulent dans des tunnels creusés dans la glace et dans des chenaux du bedrock (R et N channels).







Quelles preuves peut-t-on apporter à l'appui de ce schéma de circulation des eaux ?

L'écoulement du lac würmien du Trièves (Isère) nous paraît constituer un argument solide.



LE LAC WURMIEN DU TRIEVES (ISERE)

On sait, à la suite de Guy Monjuvent, que, pendant le Würm, le Trièves était libre de glace et occupé par un grand lac alimenté par les eaux du Drac et de ses affluents. La vallée était en effet barrée par le glacier de l'Isère et sa moraine frontale située vers Sinard.
Les eaux de ce lac s'écoulaient dans la vallée voisine de la Gresse en empruntant le seuil des Cadorats (770 m).
Mais, plus à l'aval, elles retrouvaient le barrage créé par le glacier de l'Isère, dont la surface s'élevait à 1100 m environ.
Si ce barrage avait été complètement étanche, le niveau du lac aurait dû s'établir aux environ de 900 à 1000 m d'altitude, ce qui n'a jamais été le cas.
Ceci prouve que les eaux empruntant la vallée de la Gresse pouvaient s'évacuer en profondeur, par l'intermédiaire donc de moulins de rive, en longeant la rive coté Vercors où elles ont creusé les magnifiques Déserts de Jean-Jacques Rousseau et de l'Ecureuil.

Etude plus complète du lac du Trièves ici



FORMATION DES VALLEES EN AUGE

Nous proposons alors l'explication suivante de la forme en auge dse vallées glaciaires :

Sur le fond d'auge, on l'a vu, la présence de la glace subdivise les écoulements, les répartit et les déplace contiellement.
Toute la surface du plancher de l'auge se creuse de chenaux anastomosés, dont la position fluctue sans cesse.
Les crêtes qui séparent ces chenaux sont ultérieurement détruites par la glace, aidée par l'effet de pression hydraulique, qui donnent naissance à des abrupts d'arrachement.

D'autre part, sur les flancs de la vallée, les cotes d'altitude des rebords d'auge reflètent les modifications des propriétés de la glace, qui devient plastique à partir de 100 à 150 m sous la surface.
Ce sont ces modifications qui, par un mécanisme encore peu évident, exaspèrent les actions érosives de la glace en dessous de cette profondeur et lui font modeler les rives en pente abrupte, au contraire des épaulements, moins inclinés.
S'y rajoute certainement l'action des moulins de rive parcourus par les eaux glaciaires, lorsque celles-ci sont présentes, c'est-à-dire en dessous de l'altitude à partir de laquelle elles apparaissent. Plus bas dans la vallée, la présence de la glace " applique " en quelque sorte les écoulements contre les parois. Les moulins de rive, en déplacement incessant, y creusent alors des sillons, entre lesquels les parties demeurées en saillie sont rabotées par l'effet de poussée.



ACTION DES EAUX METEORIQUES

On peut souligner également une différence essentielle entre le cheminement des eaux météoriques (pluie et neige) dans une vallée fluviale et dans une vallée glaciaire.

Dans le cas d'une vallée fluviale, une section de la vallée reçoit uniquement l'apport des eaux météoriques correspondant à sa surface. Celles tombées plus en amont ont été collectées et courent dans le fond du talweg.

Dans le cas d'une vallée glaciaire, par contre, les eaux météoriques se joignent aux eaux de fonte, elles restent tout d'abord en surface et, lorsque la possibilité s'en présente, elles rejoignent les eaux de fond en empruntant les moulins de rive.
Leurs actions érosives sont donc concentrées contre les parois. Le jardinier arrose au jet, et non à la pomme d'arrosoir ...




Tant sur son plancher que sur ses parois, la vallée glaciaire est donc soumise à une érosion surfacique, alors que dans le cas d'une vallée fluviale ou torrentielle, les écoulements ont lieu en majeure partie au fond des talwegs (principal ou affluents), donnant naissance à une érosion linéaire.

Cette différence dans le comportement des écoulements est à la base de la différence des formes que présentent les deux types de vallée.

La vallée glaciaire est donc " surfacée " par deux outils, dont l'un se déplace horizontalement sur toute la surface du fond, l'autre verticalement sur celle des parois.
C'est exactement le processus qui serait utilisé dans un atelier d'usinage pour obtenir une forme en auge.



L'action des eaux glaciaires, à elles seules, ne permet toutefois pas d'expliquer la présence d'épaulements dans les parties amont des vallées, à des altitudes où la température des glaciers quaternaires ne permettait pas la fonte de surface.

C'est ainsi que la haute vallée du Vénéon, en amont de La Bérarde (Isère), présente une série d'épaulements à des altitudes de l'ordre de 2800 m.
Il en est de même de celle de l'Unteraargletscher , au-dessus du col du Grimsel(Valais, Suisse).


On notera toutefois que ces formes glaciaires particulièrement massives peuvent dater de glaciations très anciennes, depuis lesquelles les mouvements orogéniques ont certainement soulevé de nombreuses centaines de mètres le relief des hautes vallées.



OBJECTIONS ?

Pour être complet, il convient de signaler deux objections que l'on a faites à l'encontre de l'importance que nous attribuons uu rôle joué par les eaux glaciaires dans le façonnement des vallées en auge :

1 -- On pourrait objecter que de telles érosions ne peuvent se produire que lorsque les eaux de fonte ont un débit suffisant, c'est-à-dire à une altitude assez faible, qui, pendant les glaciations quaternaires, se situait plus bas encore qu'à l'heure actuelle.
Or, si les belles auges glaciaires s'observent surtout dans le bas des vallées, là où, précisément, l'action des eaux était la plus importante, on en trouve également à des niveaux plus élevés, enfouies encore parfois sous les glaces, par exemple dans le bassin de la Mer de Glace, au niveau du Tacul (2200 m) (Reynaud 1991).
Certes, on est ici en dessous de la ligne d'équilibre actuelle (limite entre zones d'accumulation et d'ablation) qui se situe vers 2750 m à la Mer de Glace et bien plus bas encore que l'altitude où les eaux de fonte estivales commencent à percoler vers les profondeurs, transformant le glacier froid en glacier tempéré (sans doute actuellement ici aux environ de 3600 m).

Il est donc important de déterminer l'altitude en dessous de laquelle le débit des eaux glaciaires atteignait une valeur appréciable lors des glaciations. Des observations que nous avons récemment effectuées dans le massif des Sept Laux (Isère) semblent apporter de l'eau à notre moulin (avec et sans jeu de mots).
Au pléniglaciaire du Würm, un débit d'eau susceptible de creuser des ravins existait déjà ici à une altitude de l'ordre de 1800 à 1900 m, voire plus haut.
Voir à ce sujet la diffluence du Merdaret

On pourrait s'étonner toutefois que le débit des eaux de fonte ait été suffisant, à cette altitude, pour donner naissance à une vallée en auge.
On n'oubliera pas cependant que, depuis le début du Quaternaire, les périodes froides ont alterné avec des interglaciaires chauds au cours desquels les glaciers ont reculé plus encore que de nos jours (certains estiment même qu'ils ont presque entiérement disparu). Et durant les glaciations elle-mêmes, des épisodes tempérés se sont produits au cours des périodes froides.
L'érosion par les eaux glaciaires a pu ainsi s'exercer, aux périodes de forts reculs glaciaires, plus haut qu'à l'heure actuelle.

2 -- On peut objecter aussi que les parois d'une vallée en auge ne présentent pas de formes qui pourrait être attribuées indéniablement à des circulations d'eau, telles des marmites de géants.
C'est qu'il ne faut pas oublier que, si en dessous de la surface d'écoulement intra-glaciaire, les versants sont soumis à l'action conjointe des eaux glaciaires et de la glace, cette dernière s'exerce pratiquement seule au-dessus de ce niveau.
Lors de la décrue des grands glaciers quaternaires, au cataglaciaire, cette surface d'écoulement intra-glaciaire s'est abaissée en même temps que celle du glacier. Les formes éventuelles d'érosion torrentielle imprimées sur les versants ont donc été oblitérées par des formes plus purement glaciaires, jusqu'au dégagement final des versants de leur gangue de glace.



EN CONCLUSION

Il nous semble donc probable que la forme en auge des vallées glaciaires résulte d'une synergie entre l'action de la glace et celle des eaux glaciaires. Celles-ci se chargent en particulier, dès l'altitude où leur débit est suffisant, de répartir l'érosion sur toute la surface du lit et des parois en y creusant chenaux et moulins de rive alors que la glace rabote les reliefs qui les séparent.