FORMATION DES VALLEES EN AUGE
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Nous ne saurions trop recommander aux lecteurs attentifs - dont vous fait partie, bien entendu - de lire ou de relire, avant cette page, celles consacrées aux modes d'érosion glaciaires et à la circulation des eaux glaciaires à l'intérieur des glaciers

Les vallées glaciaires présentent souvent une section en auge, qui, si elle n'est pas de règle générale, se rencontre fréquemment dans les roches dures et homogènes.
Par ailleurs, dans de nombreux cas, ces vallées présentent, au dessus des rebords d'auge, des épaulements aux pentes plus douces, avant l'envolée terminale des pentes vers les sommets.

En règle générale, on constate que les rebords d'auge se situent 100 à 150 m plus bas que l'altitude maximum atteinte par le glacier et les sommets d'épaulement quelques dizaines de mètres en dessous de ce niveau.

Les épaulements portent de nombreuses formes glaciaires (dépôts, sillons vallonnés ou rocheux, stries) alors qu'au-dessus d'eux, la pente, plus soutenue, ne montre plus de modelé glaciaire.


Comment les actions érosives glaciaires aboutissent-elles à la formation d'un relief aussi caractéristique, qui ne se rencontre pas dans les vallées fluviales ?

L'intensité de l'abrasion par la glace n'a fait l'objet que de mesures très parcellaires et il n'est pas démontré que cette action soit suffisamment intense pour creuser une vallée, encore moins pour lui donner une section en auge.

Rejoignant une opinion assez répandue, nous pensons donc que l'action de la glace ne peut, à elle seule, expliquer toutes les particularités du relief des vallées glaciaires.

Quel est donc l'agent ou les agents d'érosion responsables de cette forme originale ?

Les eaux glaciaires nous paraissent ici jouer un rôle important, quoique souvent méconnu.

Nous proposons l'explication suivante de la forme en auge des vallées glaciaires :

La page circulation des eaux glaciaires nous a permis de tracer deux schémas de circulation de ces eaux dans le glacier.

Les eaux glaciaires circulent tout d'abord en surface et dans la tranche supérieure du glacier, jusqu'à 100 à 150 m de profondeur.
Elles s'écoulent alors sur la surface d'écoulement intraglaciaire, elles rejoignent les rives, puis elles disparaissent dans les profondeurs.
Nous pensons qu'elles gagnent alors le fond d'auge par des conduits situés contre les rives et que nous avons appelé "moulins de rive".
Parvenues sur le fond d'auge, elles circulent dans de nombreux chenaux répartis sur toute la largeur de celui-ci.
Les moulins de rive sont, en quelque sorte, "appliqués" contre les parois par la poussée de la glace.
Leurs emplacements varient sans cesse en fonction de la marche du glacier.


Les eaux glaciaires qui empruntent lesmoulins de rive creusent dans les parois des sillons, entre lesquels les parties demeurées en saillie sont rabotées par l'effet de poussée de la glace.

Sur le fond d'auge, enfin, toute la surface du plancher de l'auge se creuse alors de chenaux anastomosés, dont la position fluctue sans cesse et dont nous avons donné des illustrations ici.
Les crêtes qui séparent ces chenaux sont ultérieurement détruites par la glace, aidée par l'effet de pression hydraulique, qui donnent naissance à des abrupts d'arrachement.

Tant sur son plancher que sur ses parois, la vallée glaciaire est donc soumise à une érosion surfacique, alors que dans le cas d'une vallée fluviale ou torrentielle, les écoulements ont lieu en majeure partie au fond des talwegs (principal ou affluents), donnant naissance à une érosion linéaire.

Cette différence dans le comportement des écoulements est à la base de la différence des formes que présentent les deux types de vallée.

La vallée glaciaire est " surfacée " par deux outils, dont l'un se déplace horizontalement sur toute la surface du fond, l'autre verticalement sur celle des parois.
C'est exactement le processus qui serait utilisé dans un atelier d'usinage pour obtenir une forme en auge.

Les eaux glaciaires rejoignent dès qu'il leur est possible la surface d'écoulement intraglaciaire et, en conséquence, la glace agit pratiquement seule dans cette tranche supérieure du glacier. Les actions érosives y sont donc moins violentes, ce qui explique que les épaulements soient moins inclinés que les flancs d'auge.



On remarquera que cette manière de voir permet d'expliquer la forme des vallées, sans qu'il soit nécessaire de recourir à l'hypothèse d'auges emboîtées.
On connaît cette théorie, qui explique la présence des épaulements en supposant qu'à une glaciation importante succède une autre où le niveau des glaces était inférieur. Le fond d'auge de la dernière glaciation se situe donc alors à un niveau inférieur à celui de la précédente.
Cette hypothèse nous paraît en contradiction avec ce que nous connaissons de l'écoulement des glaces, qui ont tendance à remplir la totalité de la largeur d'une vallée.
De plus, l'importance de la dénivelée entre les fonds d'auge des deux glaciations, c'est à dire entre le fond d'auge de la vallée actuelle et ses rebords d'auge, est en général telle que la glaciation le plus ancienne aurait dû, dans les plaines de piémont, s'étendre beaucoup plus loin que la plus récente, ce que l'on ne constate pas dans la réalité.





OBJECTIONS ?
Pour être complet, il convient de signaler trois objections que l'on a faites à l'encontre de l'importance que nous attribuons au rôle joué par les eaux glaciaires dans le façonnement des vallées en auge :

1 - De telles érosions ne peuvent se produire que lorsque le débit des eaux de fonte est suffisant, c'est-à-dire à une altitude assez faible, qui, pendant les glaciations quaternaires, se situait plus bas encore qu'à l'heure actuelle.
Or, si les belles auges glaciaires s'observent surtout dans le bas des vallées, là où, précisément, l'action des eaux était la plus importante, on en trouve également à des niveaux plus élevés, enfouies encore parfois sous les glaces, par exemple dans le bassin de la Mer de Glace, au niveau du Tacul (2200 m) (Louis Reynaud 1991).
Certes, on est ici en dessous de la ligne d'équilibre actuelle (limite entre zones d'accumulation et d'ablation) qui se situe vers 2750 m à la Mer de Glace et bien plus bas encore que l'altitude où les eaux de fonte estivales commencent à percoler vers les profondeurs, transformant le glacier froid en glacier tempéré (sans doute actuellement ici aux environ de 3600 m).

Il est donc important de déterminer l'altitude en dessous de laquelle le débit des eaux glaciaires atteignait une valeur appréciable lors des glaciations. Des observations que nous avons récemment effectuées dans le massif des Sept Laux (Isère) semblent apporter de l'eau à notre moulin (avec et sans jeu de mots).
Au pléniglaciaire du Würm, un débit d'eau susceptible de creuser des ravins existait déjà ici à une altitude de l'ordre de 1800 à 1900 m, voire plus haut.
Voir à ce sujet la diffluence du Merdaret

On pourrait s'étonner toutefois que le débit des eaux de fonte ait été suffisant, à cette altitude, pour donner naissance à des vallées en auge.
On n'oubliera pas cependant que, depuis le début du Quaternaire, les périodes froides ont alterné avec des interglaciaires chauds au cours desquels les glaciers ont reculé plus encore que de nos jours (certains estiment même qu'ils avaient alors presque entiérement disparus). Et durant les glaciations elle-mêmes, des épisodes tempérés se sont produits au cours des périodes froides.
L'érosion par les eaux glaciaires a pu ainsi s'exercer, aux périodes de forts reculs glaciaires, plus haut qu'à l'heure actuelle.

2 - L'action des eaux glaciaires, à elle seule, ne permet pas, à première vue, d'expliquer les altitudes élevées atteintes par les rebords d'auge dans les parties amont de certaines vallées, à des niveaux où la température ne devait pas permettre la fonte de surface.
Deux exemples :
La vallée de l'Unteraargletscher, au-dessus du col du Grimsel (Valais, Suisse) présente une série d'épaulements à des altitudes de l'ordre de 2800 m..

Photo plus grande non renseignée
La haute vallée du Vénéon, en amont de La Bérarde (Isère), présente également une série d'épaulements à des altitudes du même ordre.






3 - On peut objecter aussi que les parois d'une vallée en auge ne présentent pas de formes qui pourraient être attribuées indéniablement à des circulations d'eau, telles des marmites de géants.
C'est qu'il ne faut pas oublier que, si en dessous de la surface d'écoulement intra-glaciaire, les versants sont soumis à l'action conjointe des eaux glaciaires et de la glace, cette dernière s'exerce pratiquement seule au-dessus de ce niveau.

Lors de la décrue des grands glaciers quaternaires, au cataglaciaire, cette surface d'écoulement intra-glaciaire s'est abaissée en même temps que celle du glacier. Les formes éventuelles d'érosion torrentielle imprimées sur les versants ont donc été oblitérées par des formes plus purement glaciaires, jusqu'au dégagement final des versants de leur gangue de glace.



EN CONCLUSION

Il nous semble donc probable que la forme en auge des vallées glaciaires résulte d'une synergie entre l'action de la glace et celle des eaux glaciaires. Celles-ci se chargent en particulier, dès l'altitude où leur débit est suffisant, de répartir l'érosion sur toute la surface du lit et des parois en y creusant chenaux et moulins de rive alors que la glace rabote les reliefs qui séparent ceux-ci.

Il faut toutefois bien garder à l'esprit que la montagne n'est pas un bloc homogène de pâte à modeler, qu'elle comporte des alternances de roches de duretés différentes.
Le schéma ci-dessus doit donc être interprété localement en fonction de la nature des roches constitutives des versants, ce qui peut en atténuer l'aspect un peu trop géométrique.